Les Vénus de l’Épigravettien Commençons par l’Italie centrale. Vado all’Arancio, en Toscane, est une petite grotte avec un faible dépôt archéologique daté de 11 330 ± 50 BP et 11 600 ± 130 BP. Un fragment d’os gravé porte une petite figure féminine assez sommaire, vue de face, surchargée de têtes de cerf et de Bos primigenius beaucoup plus détaillées. Les seins ne sont pas indiqués, mais un triangle pubien est en évidence : il est équilatéral, avec les trois côtés tracés. Minellono a remarqué que la posture est très semblable à celle de l’anthropomorphe de la rondelle du Mas d’Azil : bras ouverts, et jambes écartées. On retrouve le même triangle pubien, équilatéral et bien délimité, sur la Vénus de Tolentino, site de plein air des Marches, gravée sur un galet de forme allongée qui a servi de retouchoir. Cette pièce, découverte en 1884, peut être attribuée à la fin du Tardiglaciaire, vers 10-12 000 BP. Bras et jambes, quoique bien détaillés, se trouvent dans une position différente par rapport à ce que l’on voit à Vado all’Arancio : les bras sont croisés sur l’abdomen, et les jambes sont droites. La tête est celle d’un animal, probablement une femelle d’élan. La façon de souligner le triangle pubien sur ces deux pièces permet un rapprochement avec d’autres figures : les superbes Vénus d’Angles-sur-l’Anglin, naturellement, mais plus encore les nombreux triangles schématiques de Gouy, estimés à 12-13 000 BP.
Plus au sud, dans les deux sites siciliens de Grotta dell’Addaura et Grotta dei Cervi à Levanzo, des figures féminines d’un autre genre, gravées sur les parois, font partie de panneaux plus vastes. À l’Addaura, petite grotte des environs de Palerme, avec quelques herbivores se trouve un minimum de seize anthropomorphes de 13 à 23 cm de hauteur, profondément incisés. Les bras et les jambes sont toujours distincts, en positions diverses, mais ne se terminent jamais avec des mains ou des pieds détaillés. Tous ont un visage plus ou moins pointu vers le bas, certains étant affublés d’une sorte de bec allongé. Un renflement plus ou moins important de la ligne qui indique le contour du crâne fait penser à un couvre-chef. Il s’agit principalement de personnages masculins, au vu de la carrure des épaules et du sexe souvent discrètement indiqué. Ils sont debout, et forment un ensemble animé, en mouvement autour de deux individus en position horizontale. Il s’agit à proprement parler d’une scène, dont l’interprétation a fait couler beaucoup d’encre. Nous discutons ici des personnages féminins : une femme, de profil, que l’on reconnaît à la présence d’un petit sein, marche vigoureusement en tournant le dos à la scène centrale. C’est la seule à avoir le contour du visage arrondi, et elle ne semble pas porter de couvre-chef. Le dos forme une grande bosse, faisant penser à une hotte, plus haute que la tête elle-même. Une deuxième créature féminine pourrait se trouver à gauche du couple masculin étendu : elle n’a pas d’attributs sexuels, et le visage est légèrement pointu, mais le corps, de forme oblongue, avec des bras à peine esquissés, est différent de celui de tous les autres. Les gravures de l’Addaura étaient, à l’origine, en partie recouvertes par un dépôt archéologique, enlevé lors d’une ancienne exploitation agricole. Une petite cavité adjacente a toutefois fourni, dans un niveau remanié, de l’industrie lithique de l’Épigravettien final. Des comparaisons peuvent être établies, en ce qui concerne les coiffures volumineuses, avec une pièce d’art mobilier : une tête masculine de Vado all’Arancio en porte une tout à fait identique. Les dates de 11-12 000 BP de Vado all’Arancio seraient raisonnables pour l’Addaura. Cette hypothèse est renforcée par la superposition de gravures plus frustes, connues ailleurs en Italie du sud au début de l’Holocène, qui peuvent être considérées comme un terminus ante quem pour ce panneau de l’Addaura. De façon plus générale, les figures masculines, nombreuses et souvent avec les bras levés, évoquent les gravures de La Marche qui ont cette même attitude – et qui d’ailleurs portent souvent un béret – alors que les figures féminines ne permettent pas de rapprochements précis.
L’île de Levanzo est séparée de la Sicile occidentale par un bras de mer peu profond, qui n’existait pas encore à la fin du Pléistocène. En 1950, des gravures furent remarquées par Graziosi à Grotta dei Cervi. Elles forment un panneau de 33 figures comprenant équidés, bovidés et cervidés, pour lesquels Graziosi fit des rapprochements avec le style franco-cantabrique. Leroi-Gourhan remarqua en 1972 que le tout correspondait très précisément à son modèle de répartition d’espèces animales dans les grottes ornées magdaléniennes. Il y a aussi 4 anthropomorphes : 2 petites jambes qui courent, et un groupe de 3 personnages à tête déformée. Le premier a une sorte de bec qui rappelle l’Addaura, les deux autres une tête en forme de champignon. Le plus grand à tête de champignon, au centre, semble sortir d’une fissure de la paroi. La carrure des épaules fait penser au sexe masculin, alors qu’à gauche il est flanqué d’un second anthropomorphe plus menu, avec un renflement du contour du torse qui suggère des seins. Les bras sont écartés du corps, et les deux jambes séparées. Sur le bras gauche, des gravures transversales pourraient indiquer des bracelets ou ornements cousus sur les habits. Ce panneau se trouve dans l’obscurité de la partie la plus interne de la grotte. À l’entrée de celle-ci, les fouilles de A. Vigliardi donnent quelques indications chronologiques. Les dates 14C des niveaux plus profonds sont de l’ordre de 10-11 000 BP (non calibré). Au-dessus, dans le niveau 3, un bloc est gravé d’un aurochs dans le style fruste mentionné plus haut comme terme ante quem pour l’Addaura, donc très différent du panneau du fond de grotte. Ce dernier devrait être en rapport avec un niveau d’occupation correspondant à une phase plus ancienne.
Des représentations féminines de type Gönnersdorf ont également été récemment découvertes en Italie, à Grotta Romanelli et Grotta di Pozzo, avec une troisième possibilité en Sardaigne, à Macomer. À Grotta Romanelli, où en 1905, pour la première fois en Italie, la présence d’art pariétal fut reconnue par P.E. Stasi et E. Regalia, il s’agit d’une petite gravure de 2 cm, à l’intérieur de la grotte, qui fait partie d’un panneau inédit comportant des représentations de bovidés. Le profil, incliné vers l’avant, sans tête, avec des fesses bien marquées, est celui bien connu dans toute l’Europe. À l’extérieur, en pleine lumière, se trouve une frise profondément incisée, avec des figures de plus grandes dimensions, déjà illustrées par G.A. Blanc en 1930.
On y remarque quelques silhouettes rappelant le type Gönnersdorf, mais elles ont de l’ordre de 30 à 50 cm de haut, ce qui est inhabituel. L’âge du dépôt tardiglaciaire de Romanelli, quoique mal encadré par des résultats 14C qui ne suivent pas l’ordre stratigraphique, est compris dans la fourchette 10-12 000 BP (non calibré). Dans la Grotta di Pozzo, au centre de la péninsule, des fouilles en cours assurent un meilleur calage chronologique : une silhouette de ce type, encore plus stylisée que celle de Romanelli, a été obtenue en modifiant une arête rocheuse. Elle se trouve, comme d’autres éléments d’art pariétal, sur une petite paroi verticale, à hauteur d’homme par rapport aux niveaux à industrie de l’Épigravettien final, avec des dates non calibrées de 12-13 000 BP. Tant à Romanelli qu’à Pozzo, il existe également des représentations de vulves, obtenues par des techniques différentes dans les deux sites. Enfin, à Macomer, au centre de la Sardaigne, une statuette sur roche volcanique, haute d’un peu plus de 13 cm, a été découverte en 1949 dans une petite grotte, sans contrôle scientifique. Il s’agit d’une thériogyne à tête de Prolagus sardus, lagomorphe endémique au Pléistocène supérieur de Sardaigne, maintenant disparu. Elle est donc assez différente, par cet attribut, des Gönnersdorfs classiques. La forme générale de la silhouette, toutefois, est évocatrice de ce type, avec une vision préférentielle latérale, des jambes repliées sous des fesses proéminentes, et un petit buste plat, sauf pour un unique sein, sans indication des bras. Cette hypothèse attend confirmation, car une colonisation humaine de la Sardaigne, si elle peut être soupçonnée à la fin du Pléistocène supérieur, n’est pour le moment démontrée qu’au Mésolithique.
Ces figurines et gravures, bien qu’assez disparates, représentent un horizon chronologique proche de 13-10 000 BP. La diffusion pan-européenne des figures de type Gönnersdorf, ou Gönnersdorf-Lalinde, n’est plus à établir. Elles sont connues à ce jour dans une quarantaine de sites allant de la Cantabrie au nord de la France et à la Pologne, en association avec des industries magdaléniennes ou, plus rarement, aziliennes. Les nombreuses variantes couvrent une période comprise entre 11 000 et 12 800 BP (non calibré). Les exemplaires de Romanelli et Pozzo s’insèrent bien dans cet arc chronologique, et ajoutent aux précédentes l’association avec des industries de type épigravettien, ce qui renforce la valeur transculturelle de ces symboles. Pour les autres exemplaires, les rapports avec l’Europe continentale sont parfois plus ténus, mais des éléments de raccord ponctuel ne manquent pas, encore une fois avec le monde magdalénien.
Considérations finales Les représentations féminines du Paléolithique italien se prêtent à une lecture permettant des rapprochements tant à l’intérieur de ce que les archéologues modernes appellent une culture, que bien au-delà de ces découpes tout compte fait arbitraires. Des comparaisons sont possibles, tant à l’intérieur du monde Gravettien, pris dans son ensemble, qu’au-delà, en direction de la Sibérie. De même, l’Épigravettien comporte des représentations avec d’étroits rapports dans le monde magdalénien et azilien. Ce qui frappe le plus, ce sont les très grandes distances impliquées – dans ce cas tout comme dans d’autres, d’ailleurs, tel que celui de la circulation des matières premières. Les grandes différences du milieu naturel, allant des steppes glaciaires à celles des rivages de la Méditerranée, ne semblent pas avoir d’influence dans cette répartition, qui sous-entend des modèles, symboles, mythes et croyances communs. Il est bien évident que nous n’avons accès, aujourd’hui, qu’à une infime fraction des témoignages produits par ces sociétés du passé, et que la plus grande partie des sites ont été détruits au fil des millénaires. Toutefois ce tableau discontinu, enrichi par de nouvelles découvertes, finira peut-être un jour par avoir un aspect conforme au flux de personnes, objets et idées que nous ne pouvons que soupçonner aujourd’hui. Il n’en reste pas moins vrai que les données dont nous disposons actuellement, tout insuffisantes qu’elles soient, indiquent qu’à au moins deux étapes de leur développement, les sociétés de chasseurs-cueilleurs du passé ont élaboré des modèles de comportement, et un réseau d’idées et de symboles, dont la diffusion a été acceptée au niveau du continent européen, et même bien au-delà de celui-ci.
Margherita Mussi (2012) Ce texte se trouve en plus complet (avec cartes, photos et bibliographie) dans les Actes du Congrès IFRAO qui a eu lieu à Tarascon-sur-Ariège en septembre 2010. Margherita a accepté de nous en faire profiter en souvenir de son passage dans les rangs de notre Ecole de Fouilles du Mont-Joly. Il montre parfaitement comment analyser sans emphase l'Art paléolithique avec honnêteté et rigueur.