Bernard Edeine (1908-1999)
Un chercheur inscrit dans son temps
Bernard Edeine par lui-même : "Certes, je suis entier, comment ne le serais-je pas ? Je suis un Normand de vieille souche et d’un pays où l’on adore les chevaux, animal prestigieux, surtout ceux qui ont de la fougue, du caractère, du sang, de bonne race en un mot. Mais où il y a erreur, c’est lorsque vous pensez que je suis emporté. Seigneur, où vais-je ? Voilà que je vais me confesser, moi qui n’ai jamais accepté cela. Je ne suis pas emporté quand je "gueule", excusez le mot, je joue la comédie. C’est non pas de colère, mais un moyen de marquer publiquement une certaine réprobation ou indignation et parce que çà fait toujours un certain effet et je m’en amuse follement. Lorsque je suis vraiment en colère, je ne dis pas un mot.
L’éducation que j’ai reçue, de la naissance à cinq ans, c’est-à-dire au moment où le caractère se forme définitivement, a été celle que m’ont donnée des femmes énergiques, dévouées, de la famille, directrice d’école, institutrices, ma mère, mes tantes, laïques, mais non sectaires, d’une génération exceptionnelle, ma grand-mère aussi, entre 1908 et 1915. Elles m’ont appris, comme aux enfants dont elles avaient la responsabilité, d’abord à me respecter, à respecter les autres, à être maître de moi, et surtout à me dominer. Tu commets une faute, ne t’étonnes pas si tu la payes, tu dois la payer. Au point qu’imprégné de cette morale, quand j’étais enfant et que j’avais fait une bêtise ignorée des autres, je me punissais moi-même sans le dire à personne. Cela toute ma vie m’a obligé à réfléchir avant d’agir.
J’ai été élevé assez durement, dis-je, mais cela m’a donné certainement de la personnalité. Je ne le regrette pas. En plus et à cause de cette éducation, j’ai toujours appliqué cette devise des vieux normands : "Il faut toujours rester Sire de sei" (de soi). C’est-à-dire son propre seigneur et maître, ne pas se laisser mettre un fil à la patte, garder son entière liberté intellectuelle et morale, sinon physique. Je ne suis pas bougon non plus, mais cela serait trop long encore à démontrer."
Bernard Edeine, L’Evénement, fin 1986
La jeunesse. Les études
Bernard Edeine fut enfant de son siècle. Au cours de sa jeunesse, il baigna dans cette atmosphère du tournant des années trente où les inventions de tous ordres créaient un climat propice à l’ouverture sur le monde. Dans ce contexte, Bernard Edeine se tourna vers l’étude des langues, vecteurs commodes pour appréhender d’autres civilisations. Après un diplôme d’Anglais pour étrangers de la Polytechnic School de Londres, fasciné par la civilisation raffinée et les avancées technologiques précoces de l’Empire du Milieu, il s’inscrivit à l’École Nationale des Langues Orientales Vivantes où il obtint en 1933 un diplôme de langue chinoise.
Nanti, en avril 1936, de son diplôme de Correspondant de la Commission des recherches collectives de l’Encyclopédie Française Permanente présidée par l’historien Lucien Febvre, il participa, à la demande de Michel Drücker, sociétaire de la Société de folklore français, à l’enquête ethnologique de la Commission sur la forge de village, les tas de gerbes dans les champs et l’alimentation. Il se lança la même année dans les enquêtes de terrain, notamment en compagnie de Georges-Henri Rivière du Musée des Arts et Traditions Populaires. C’est également dans ces circonstances qu’il rencontra Jean Martin-Demézil alors étudiant à l’École des Chartes, dont les conseils et l’aide lui furent précieux. Ce dernier, devenu peu après Conservateur en Chef des Archives du Loir-et-Cher, le fit nommer, à titre gratuit, archiviste de la ville de Romorantin. A ce poste, Bernard Edeine dépouilla et classa « au m3 » les archives de cette ville et de la Sologne, en particulier les fonds des justices seigneuriales.
Ces travaux lui firent découvrir, dormant sous la poussière du grenier de la vieille mairie, les cahiers de doléances (1789) du baillage secondaire de Romorantin. Il prépara et décrocha en 1937, à Paris, une licence en Droit. Traditionnellement, cette discipline constituait la méthode d'approche privilégiée des historiens pour l'étude des sociétés d'Ancien Régime. Grâce à Jean Martin-Demézil qui le mit en contact avec Georges Lefebvre, professeur d’histoire de la Révolution à la Sorbonne. Bernard Edeine, sous la férule exigeante de ce dernier, apprit le métier d'historien, étudia ces cahiers et les publia, avec son soutien, en 1949.
Insatiable, Bernard Edeine amorça des études de langue anglaise à Poitiers. Interrompues par la guerre, celles-ci le conduisirent à une licence de Lettres (anglais) obtenue à Poitiers en 1943. A l’École Nationale des Langues Orientales Vivantes, il fut d’abord marqué par l’enseignement de l’érudit sinologue Marcel Granet par l’intermédiaire duquel il reçut l’influence de l’ethnologue Marcel Mauss. Déjà l’ethnologie l’attirait.
Le combattant
Maître d’internat au début des années trente, il s’était engagé dans la vie syndicale et fut co-fondateur, avec Guy Mollet, du syndicat des surveillants. La montée des régimes totalitaires ne le laissa pas indifférent et il adhéra à la Ligue nationale des Droits de l’Homme. Les 11 et 12 juin 1940, aspirant détaché comme interprète auprès du 7th Royal Norfolk, il organisa, en compagnie d’un autre aspirant, Max Gaudelette, la défense des accès Est et Sud de Saint-Valéry-en-Caux. Interné à l’oflag VA puis au stalag VA, il monta un centre de renseignement et d’évasion. Il fut démobilisé, à Blois, le 12 juin 1943. Le même mois, il créa la Maison du Prisonnier à Romorantin puis prit contact avec la section française du Secrete Operation Executive dirigé par A. Buckmaster où il renseigna les maquis de Sologne, sauvant ainsi plusieurs personnes d’une arrestation par la Gestapo.
Entré au maquis comme combattant (43e bataillon F.F.I.) le 15 août 1944, il participa, comme chef de groupe puis agent de liaison, aux combats de la « Flandrinière » (20-22 août 1944), puis à la défense de Romorantin. Il fut démobilisé le 12 septembre de la même année. Nommé Attaché culturel en Irlande en 1947, il ne put rejoindre son poste, le ministère des Finances ne disposant pas des devises nécessaires au financement de celui-ci.
Il manqua une seconde occasion de satisfaire son goût pour l’ethnologie : pressenti, en raison de sa connaissance du chinois, pour être conseiller d’ambassade en Thaïlande, il ne rejoignit jamais le diplomate qu’il devait seconder : blessé dans une chasse au tigre, ce dernier fut placé en congé illimité. Nommé alors chargé de mission à la Présidence du Conseil, Bernard Edeine dut travailler pour le S.D.E.C.E. Il démissionna au bout d’un an et, pour rester auprès de son épouse enseignante à Caen, il sollicita un poste de surveillant général au lycée Malherbe.
L’ethnologue de la Sologne
Un homme dont la formation était aussi riche et diverse et que la vie avait déjà éprouvé ne pouvait que chercher l’aboutissement de ce qu’il avait entrepris. C’est ainsi qu’après avoir fondé le musée de Romorantin (donnant pour celà 300 objets, outils d’agriculteurs et d’artisans qui constituent la base des collections), il se lança dans un doctorat d’ethnologie. Déjà bien introduit par ses élèves, avant la guerre, dans les milieux solognots, il bénéficia alors de la confiance des anciens prisonniers de guerre qu’il avait aidés et de celle de ses compagnons des réseaux de résistance. Ceux-ci lui permirent de recueillir des données confidentielles habituellement.
En 1947, il retrouva fortuitement, au Musée de l’Homme, son ancien condisciple des Langues Orientales, André Leroi-Gourhan avec lequel il partageait le goût de l’ethnologie et de la Préhistoire. Il fit part à ce dernier de son souhait de rédiger une thèse sur la Sologne. André Leroi-Gourhan devint son directeur de recherche au C.N.R.S. où Bernard Edeine entra en 1952. Commença alors une longue période de collaboration fructueuse entre les deux hommes.
En Sologne, Bernard Edeine put s’initier à une nouvelle discipline : l’archéologie. Il sut croiser systématiquement dépouillement d’ouvrages, de revues, de notes inédites d’érudits locaux avec les informations fournies par la toponymie, la couverture photographique aérienne et les contrôles sur le terrain. Ceci lui permit, par exemple, de recenser mille sites archéologiques en Sologne du début de 1950 à juillet 1951.
À la lecture du premier tome de sa thèse d’Etat intitulée « La Sologne », on découvre l’utilisation et la reproduction de dessins, cartes et plans anciens, terriers et cadastraux, du XVIe au XIXe siècle, l’étude des techniques tant agraires, architecturales, artisanales que thérapeutiques. L’on peut en donner pour exemple la manière dont il démontra que les normes d’élaboration des maisons actuelles restaient identiques à celles de la fin du Moyen Âge.
Le tome II, consacré aux caractères physiques et moraux, aux croyances et à la vie sociale des Solognots exprime la rupture avec les préjugés des folkloristes du XIXe siècle, tel Paul Sébillot et les modes d’analyse d’Arnold Van Gennep. Il met en valeur l’analyse critique des données de la biologie, de la psychologie collective et du « folklore ».
Au total, c’est une somme considérable de travail que fournit Bernard Edeine, saluée par André Leroi-Gourhan comme une œuvre « à peu près unique dans l’ethnologie française » et le « travail le plus complet d’ethnographie historique que l’on possède ».
Ethno-archéologue en Normandie
Les missions scientifiques qui lui furent confiées dès son entrée au C.N.R.S. furent non seulement d’ordre ethnographique mais également archéologique, réparties entre Charente, Sologne et Normandie.
Ces activités l’amenèrent donc à fonder et diriger l’École Internationale de Fouilles Archéologiques du Mont-Joly. C’est sur les chantiers archéologiques des grottes d’Arcy-sur-Cure (Yonne) qu’André Leroi-Gourhan avait transformés en véritable école de fouilles et auxquels il collabora de 1951 à 1955, que Bernard Edeine put participer aux actions et réflexions innovantes de celui que Marc Groenen qualifia de « fondateur de l’ethnologie préhistorique » .
Fixé en Normandie, Bernard Edeine, sous l’autorité des professeurs André Leroi-Gourhan et H.V. Valois, eut pour mission de faire le bilan des connaissances au sujet du patrimoine archéologique, en particulier préhistorique, de la région, d’en sauver et protéger la plus grande part possible. En premier lieu, il s’astreignit à dépouiller systématiquement les publications, notes inédites et correspondances des archéologues des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, tels Foucault, D. Huet, Gerville, A. de Caumont … et les écrits des érudits des diverses sociétés savantes de Normandie. Pour mener à bien sa tâche sur le terrain, en accord avec ses convictions profondes, il eut recours et milita d’emblée en faveur de l’amateurisme et du travail d’équipe, estimant à juste titre qu’une personne avertie pouvait contribuer à sauver de la destruction des vestiges « irremplaçables » et qu’un archéologue amateur qui continue à se former dans le domaine professionnel peut devenir aussi un excellent spécialiste en archéologie.
D’abord, il suscita un travail d’équipe au sein des sociétés savantes locales et coordonna leurs activités. Il s’employa ensuite à développer un réseau d’informateurs qui permit de sauver de l’oubli et de la destruction nombre de découvertes fortuites et de signaler l’existence d’un grand nombre de sites préhistoriques, antiques et médiévaux.
Ainsi s’exprimait-il dans la presse en 1958 : « Si une fouille est une affaire délicate et complexe, cela n’empêche nullement que ce soit aussi une affaire d’amateurs. Ce sont des amateurs qui ont créé la préhistoire… il faut savoir que l’indice le plus insignifiant en apparence peut donner la clef du problème. Il faut donc être prudent, méthodique, réfléchi et avoir parfois les astuces et les finesses d’un détective. »
Dans un article plus tardif, il précisait : « Faux problème d’ailleurs, car le critère de différenciation entre amateurs et professionnels n’a aucune raison d’être. Seul devrait compter le critère de qualité, d’autant plus que bien des amateurs font honneur à notre archéologie nationale et que bon nombre de professionnels ont commencé par être de simples amateurs. »
Fondateur de l’Ecole Internationale de Fouilles Archéologiques du Mont-Joly
C’est de ses informateurs les plus assidus qu’émergea l’équipe qui participa aux nombreuses actions de fouille menées en Normandie dès les années cinquante notamment au Mont-Joly à partir de 1957. Au sein de cette équipe « chacun passe par tous les stades opérationnels de chantier, ce qui permet à chacun de comprendre l’importance du rôle de ses camarades dans l’équipe et le sien propre. » Ensuite, s’organise « l’utilisation des compétences ». Les liens et échanges entre l’équipe du Mont-Joly et celle d’Arcy-sur-Cure, puis Pincevent, subsistèrent jusqu’en 1971.
Les missions archéologiques confiées à Bernard Edeine l’obligèrent à prendre en compte tous les aspects de la recherche archéologique, étendus aux sites et époques les plus divers. Cette pratique et les études post-fouille qu’il entreprit, le plus souvent possible en multidisciplinarité, lui procurèrent une expérience dont il fit largement profiter ses collaborateurs. Membre du C.D.R.P., il travailla en particulier, à plusieurs reprises, en multidisciplinarité avec des chercheurs de ce Centre : Thérèse Josien pour les toutes premières études anthropologiques de Basse-Normandie, Arlette Leroi-Gourhan pour la palynologie, Gérard Bailloud pour le Néolithique, Franck Bourdier pour la géologie et l’histoire des sciences, Jean Bourhis pour la métallographie.
En effet, Bernard Edeine saisit à l’occasion de chaque mission qu’il dirigea, toutes les possibilités d’améliorer les méthodes existantes ou d’en créer de nouvelles. Dans le domaine de la prospection archéologique aérienne alors largement pratiquée outre-Manche, Bernard Edeine fut, avec son ami Paul-Henry Chombart de Lauwe, un des premiers à démontrer l’intérêt de cette technique pour l’archéologie métropolitaine.
C’est ce type d’enquête extrêmement serré, précédé d’une étude documentaire approfondie, sinon exhaustive, qui lui permit de diagnostiquer l’intérêt exceptionnel que revêtait le site du Mont-Joly pour l’archéologie normande. Dès 1953, il publia une note à ce sujet. Les sondages effectués en 1954 lui permirent d’obtenir une autorisation de fouilles dont les premiers résultats furent publiés en 1957. En 1959, Bernard Edeine fonde et dirige l’École Internationale de Fouilles Archéologiques du Mont-Joly pendant six à sept semaines par an.
Ce dispositif, garant d’une logistique sans faille, constituait le cadre idéal à la fois pour la formation des fouilleurs et pour l’exploitation post-fouille des découvertes. Alors que les principes de la fouille en étaient encore à l’économie des surfaces fouillées, Bernard Edeine innova également, en passant à des décapages de vastes surfaces (plus de 2000 m2 dès 1966 alors qu’un décapage du même ordre n’excédait pas 1500 m2 à Pincevent en 1971). Cette technique de travail aboutit à la découverte sur le site des Longrais au sud du Mont-Joly de minières néolithiques.
La période 1965-67 vit donc l’École du Mont-Joly s’équiper de nouveau matériel et élaborer de nouvelles méthodes. Durant la même période, Bernard Edeine diversifia encore sa pratique archéologique et celle de son équipe en dirigeant de nombreuses opérations de sauvetage et de restauration de monuments principalement dans la Manche et dans l’Orne : camps protohistoriques de la Lande-de-Goult et de Bierre, tumulus d’Habloville, allées couvertes de Lithaire.
Lorsque des décisions administratives entraînèrent la fermeture de l’École de Fouilles du Mont-Joly après la dernière campagne de 1967, Bernard Edeine participa en 1968 à la fouille du site mésolithique de Sonchamp (Yvelines) dirigée par un préhistorien amateur unanimement reconnu : Jacques Hinout.
A l’heure de la retraite, et jusqu’en 1995, Bernard Edeine continua à publier sur divers sujets archéologiques et ethnographiques. Il continua également à conseiller les anciens membres de son équipe mais aussi de nombreux chercheurs français et étrangers.
& Paul Henry Georges Edeine
Ce texte est tiré de l'ouvrage paru en 2009 en hommage à Bernard Edeine et intitulé "Mélanges" pour les 10 ans de sa disparition, dans le bulletin n°14 du Centre de Recherches Archéologiques de Haute-Normandie et de la Société Normande d'Etudes Préhistoriques et Historiques de Rouen.