Pensées de Bernard Edeine
sur l'Archéologie et les archéologues
Extraits de lettres adressées à ses anciens élèves
de l'Ecole de Fouilles du Mont-Joly

                      Bernard Edeine
 
                 Paul Henry a été à l’origine de l’idée de créer (et d’en être le rédacteur en chef) un petit bulletin annuel appelé "Le Diable de la Brèche" en référence à la Brèche au Diable proche de nos exploits archéologiques Mont-Jolyens. Cinq numéros ont vu le jour de juin 1968 à janvier 1972. Son but était de "garder le contact entre anciens" après la fermeture en 1967 de l’Ecole Internationale de Fouilles du Mont-Joly dans le Calvados, "donner des nouvelles de chacun, permettre d’évoquer les bons souvenirs et, surtout, soutenir le Patron [Bernard Edeine] dans ces moments difficiles". Une place de choix était réservée à Bernard Edeine sous le titre "La Lettre du Patron". Ce sont deux extraits de ces lettres, pour leur sujet toujours d’actualité, qui ont été retenus.

De l'archéologie 
 
"On peut définir l'archéologie comme la science qui a pour but de rechercher dans le sol, les documents, témoins laissés par les civilisations et les hommes qui nous ont précédés. C'est une science qui devient de plus en plus complexe car de plus en plus, elle est obligée de faire appel à des disciplines et des méthodes scientifiques autres que les siennes propres et dépendant d'autres sciences telles que la physique, la chimie, la géologie, la botanique, la métallographie et même l'informatique...
On peut diviser 1'objet de la recherche archéologique en deux grandes sections, correspondant à deux grandes périodes de l'histoire de l'humanité, c'est à dire, la Préhistoire au sens large du terme qui étudie l'histoire de l'humanité avant l'écriture et l'archéologie qui, elle, cherche à compléter par des fouilles les connaissances que l'on peut avoir des civilisations récentes sur lesquelles on a déjà des renseignements fournis par des textes […].
L'archéologie est une science dont l'abord plaisant paraît extrêmement facile ; on s'y laisse aller souvent à la passion, au lieu de garder la tête froide. Il est évident qu'il n'y a aucun mérite à trouver des documents en faisant des fouilles sur un site archéologique, quelle que soit la manière dont on fouille (bulldozer, pioches, pelles, grattoirs). Mais en cette matière, trouver importe peu, ce qui importe c'est la façon dont on le trouve : ce n'est pas parce que l'on cueille des fleurs dans les champs que l'on fait de la botanique.
Tout en fin de compte dépend de l'archéologue, de la conception qu'il a de l'archéologie, des buts qu'il se propose d'atteindre, des méthodes qu'il emploie et surtout de son état d'esprit, donc de sa conscience morale et scientifique […]. Or deux impératifs catégoriques sont à la base de la recherche archéologique : la parfaite conscience et la confiance, car on oublie trop souvent qu'une fouille archéologique est une destruction définitive, irrémédiable d'un patrimoine qui ne nous appartient pas en tant que citoyen d'un pays, mais en tant que citoyen du monde. Seul le fouilleur peut savoir ce qu'il a détruit. Il doit donc savoir "lire le grand livre de la terre" et surtout en comprendre parfaitement le texte. Comme après une fouille il est impossible de contrôler son travail, quand il en donne les résultats, on est normalement bien obligé de lui faire confiance […].
Je vous ai dit et souvent répété, […] que l'archéologie était l'école de la grande patience, de la modestie et même de l'humilité […]. Ainsi dans votre vie, serez-vous amenés à rencontrer plusieurs types d'archéologues. Mon expérience personnelle m'amènerait volontiers à les classer en trois grandes catégories :
1) L'archéologue […] qui cherche dans le sol la confirmation de ses hypothèses. Pour lui, dans une fouille, il doit trouver la preuve de ce qu'il a conçu dans son cabinet. […]
2) Il y a aussi […] le féroce, l'arriviste […] qui fait des fouilles parce que c'est un rite mondain, que ça fait bien dans les salons et les congrès, parce que faire une fouille cela vous pose, en un mot, parce que c'est "Pop", c'est dans le vent.[…]
3) Enfin, il y a l'archéologue qui avance avec prudence, qui n'hésite pas à dire "je me suis trompé", qui réfléchit, n'opère pas un fond de cabane en deux jours et une sépulture en deux heures, qui note tout, simplement, photographie, prend des mesures, intéresse ses collaborateurs à la fouille, exige leur avis, leurs observations, en un mot fait un travail d'équipe avec une concertation et une participation permanente de tous, en un mot qui cherche à comprendre et à faire comprendre. Comprendre, […] vous savez combien cela n'est pas toujours facile, mais quelle joie, quel enthousiasme quand on peut dire : voilà nous savons ce que telle stratigraphie signifie, ce que tel document apporte par sa présence en un point donné, telle structure.
L'archéologie, c'est un jardin aux plantes délicates, aux fleurs admirables, qui donne des joies immenses sur le terrain pour qui sait le cultiver, en prendre soin, l'aimer. […]"

 
                                                                    Bernard Edeine, Le Diable de la Brèche, n°2 (02 février 1969)


De la carrière d’archéologue
 
"Nous entrerons dans la carrière !", carrière archéologique comme il se doit. C’est un refrain que j’ai souvent entendu. Hélas, les places de ce genre sont chères… De toute façon, pour réussir dans cette singulière carrière, il faut connaître certaines recettes qui sont comme le "Sésame, ouvre-toi"… Je vais vous les dévoiler.
Il faut bien se mettre dans la tête, tout d’abord - constatation valable en toutes circonstances - que la "Via archeologia" est une voie semée d’embûches. A ce propos, il faut avoir toujours à l’esprit ce proverbe chinois : "L’homme trébuche sur une taupinière et jamais sur une montagne !". […]
 
Le choix d’un Patron
 
Quoiqu’il en soit, votre avenir dépend avant tout du choix de votre "patron", car dans notre science, on en est encore aux mœurs de l’Empire Romain. […] Sans "patron", vous ne réussirez à rien, si vous faites au départ erreur dans votre choix, votre brillante carrière sera irrémédiablement compromise. […]
Il vous faut choisir un Patron qui a une assez grande différence d’âge avec vous, de façon à pouvoir tenter d’être un jour son brillant second, c’est-à-dire qui a entre vingt et vingt-cinq ans de plus que vous. Il ne faut pas qu’il soit trop vieux (il n’est plus à la page) car s’il "défunte" avant votre réussite, votre carrière sera presque sûrement brisée- le poulain d’une écurie concurrente, aussi fringant soit-il, n’est jamais accepté dans une autre écurie, les box étant largement garnis et les places déjà numérotées. […] Ne le prenez pas trop jeune non plus, car il faut qu’il mène sa propre course, il a donc d’autres chats à fouetter, à moins qu’il ne s’aperçoive que vous voulez aller trop vite, auquel cas vous recevrez quelques bons coups de cravache sur le museau pour vous faire rentrer dans le rang.
 
Les différentes sortes de Patrons                                             


                                                  Petits chefs 3


 
Il y a bien des sortes de "Patrons" : le patron arrivé qui a de l’audience, de la puissance, ses entrées partout et qui a son bâton de maréchal. Celui-là, si vous ne lui êtes pas antipathique vous soutiendra d’abord, vous poussera tant que cela ne le gênera pas et vous abandonnera à vos propres ailes, mais alors vous deviendrez la cible de tous les autres qui ne vous rateront pas et vous ferez une demi-carrière. On vous poussera sur une voie de garage. Ce Patron est un demi-dieu, il n’a besoin de personne, il domine et voit les choses de haut ; avec lui il ne faut pas être ambitieux.
Il y a le Patron qui, pourtant arrivé, soigne sa popularité, qui veut être absolument partout directement ou par des hommes bien à lui. Il s’entoure donc d’une clientèle fidèle, dévouée corps et âme à ses desseins ; il veut être monté sur un piédestal solide. C’est un politique avant tout, un expert en cuisine. Même si vous êtes un médiocre, du moment que vous serez discipliné, il vous soutiendra envers et contre tout. Il dose savamment dans sa clientèle les places à attribuer, qu’il donne suivant le degré de dévouement à sa personne. Avec beaucoup de souplesse, vous aurez au moins l’espoir d’être un brillant second ou troisième.
Puis il y a le Patron exclusif, égocentriste, l’orgueilleux. Il ramène tout à lui. Pour lui, vous êtes des pions dont il se sert. Si vous faites une découverte intéressante, il s’en emparera, vous laissant les miettes ; il vous imposera votre sujet de thèse sur un point qui l’intéresse et non pas vous. Vous lui servirez de "nègre", de factotum, de secrétaire comme de valet de pied ; cela durera dix ans et vous en serez toujours au même point, car vous ne l’intéressez pas. En général, il choisit ses collaborateurs parmi des individus qui ne peuvent être que très dociles, car compromis d’une façon ou d’une autre, ce qu’il n’ignore pas mais qu’il utilise. C’est le type du gangster sans scrupules qui tient ses complices bien en main. Il ne s’occupe de vous que dans la stricte mesure où cela lui rapporte. Une fois qu’il a pressé le citron, il le jette avec mépris et l’écrase d’un coup de talon. Si par hasard vous osez récriminer, il vous casse les reins pour toujours, car il est puissant, il est craint, il a des relations.
De toute façon, quel que soit le genre de Patron que vous choisirez, ne vous faites pas d’illusions, les Grands aiment les courtisans ; il vous faudra être souple, savoir faire des courbettes et ronds de jambe, ne pas avoir d’idées originales ou les suggérer à votre Patron en le persuadant qu’elles viennent de lui ; et vous rappeler cette règle primordiale, un Monsieur arrivé au sommet de la Gloire scientifique (vraie ou fausse) ne fait monter à sa suite que des individus moins ambitieux et moins intelligents que lui, qui ne pourront, quoiqu’il arrive, ternir son prestige pendant au moins la génération qui le suivra. C’est ainsi que d’éminents personnages ont fait le lit de successeurs médiocres, et comme ces derniers en font autant, il y a des branches de la Science qui pourrissent pendant deux ou trois générations jusqu’à ce qu’un rejet vigoureux reverdisse.
 
Publiez, publiez !
 
Vous devez encore savoir que pour réussir, il faut publier. La valeur intrinsèque de vos publications importe assez peu. Publiez des faits précis qui amènent du nouveau et font avancer la connaissance. Publiez, et vous serez considérés. C’est plus facile qu’on ne le croit ordinairement. Certains arrivent à justifier de cinquante publications par an. La méthode est simple : Vous avez un sujet de base, vous changez de titre et de présentation. Exergue, corps de l’article et conclusions peuvent être inversés. […] Ce sera toujours à peu près la même chose en dix articles. On pourrait facilement allonger la liste, il suffit de modifier un peu la sauce, […] on aura toujours le même plat, mais sa présentation sera différente et vous passerez pour un vrai "chef" ! Comme à peu près personne ne se donnera la peine de tout lire, vous passerez pour un travailleur acharné, et vous aurez des chances d’être considéré.
 
Montrez-vous !
 
Enfin, il faut vous montrer dans les réunions de Sociétés savantes, congrès. Vous intervenez sur n’importe quel sujet pour montrer l’étendue de votre culture archéologique, pas trop cependant, car vous risquez, si vous abusez, de passer pour un "casse-pieds". Le tout est que l’on vous voie, que l’on vous remarque en séance ou dans les couloirs, en un mot que l’on parle de vous. […] Jouez le jeu, entrez dans le "système". Faites de beaux dessins, de beaux plans. Peu importe que vos fouilles soient ignobles, que vos plans soient faits d’après des photos même pas redressées, que le plan du tumulus que vous avez "bouzillé" soit fait après coup, non pas sur le terrain, mais d’après de vagues notes de fouilles, personne ne pourra contrôler et vous serez sacré comme bon archéologue.
 
Spécialisez-vous !
 
Pratiquement, ne marchez pas dans les plates-bandes des voisins, ils sont chatouilleux sur leurs prérogatives ; comme les chiens, ils font leurs marques de possession sur leur territoire. Spécialisez-vous dans une période donnée ou dans une région géographique vierge ou sur un site limité. Il faut conserver précieusement ce que vous avez découvert et ne le "sortir" que peu à peu : un mémoire peut être un simple inventaire, une thèse de troisième cycle[1] une étude descriptive d’une région ou d’un site, pour conserver tout ce qui est neuf et inédit pour votre thèse d’Etat[2] qui doit en principe vous imposer.
Si par hasard vous faites une découverte d’importance capitale, tâchez de l’exploiter vous-même ou avec des gens désintéressés. Si elle est hors de votre spécialité, choisissez avec beaucoup de soins le personnage auquel vous en confierez l’étude totale ou partielle, car vous ferez alors des jaloux, et à un certain niveau, on ne se fait pas de cadeaux. Si vous commettez alors une erreur, certains ne vous la pardonneront jamais.
Dans vos publications, remerciez toujours le plus de gens possible en dosant soigneusement vos remerciements, même s’ils ne vous ont nullement aidés. Arrangez-vous pour citer les plus importants, soit dans le texte même, ou au moins dans la bibliographie, ou mieux en notes, même si c’est en dehors de votre sujet. C’est toujours très apprécié par les intéressés.
Munis de ces quelques recettes, vous pourrez tenter votre chance et entrer dans la "carrière".
 
 
                                                                                                                                      Bernard Edeine,
                                                                                                       Le Diable de la Brèche, n°3 (1969)

 
 
[1] La thèse de troisième cycle n’existe plus. Elle est remplacée depuis 1984 par une thèse d’Université (à ne pas confondre avec la thèse d’exercice des médecins, vétérinaires, pharmaciens ou dentistes) de plus haut niveau (bac+8 voire plus pour les Lettres et les Sciences humaines) équivalente aux PhD (Philosophiae Doctor) anglo-saxons, située entre l’ancienne thèse de troisième cycle et la thèse d’Etat.
 
[2] L’ancienne thèse d’Etat (vaste sujet de recherches mené à son terme comme la thèse de Bernard Edeine sur la Sologne) qui permettait, après la soutenance, de diriger des thésards, n’a plus d’équivalent. La HDR actuelle (Habilitation à Diriger des Recherches créée également en 1984) n’est pas un second doctorat, plutôt une compilation de travaux de recherches augmentée de la synthèse de son activité scientifique ; elle a pour but la reconnaissance par ses pairs d'une démarche originale dans un domaine scientifique reconnu, de son aptitude à maîtriser une stratégie autonome de recherche et de sa capacité à encadrer de jeunes chercheurs. Ce diplôme national, délivré après présentation orale d'un ensemble de travaux devant un jury composé d'au moins cinq personnes, certifie un niveau scientifique élevé.
  
 
 



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